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ENTRETIENS de M. Alocco avec…

Un parfum de baguettes chaudes

Entretien avec Amande In

M.Alocco: Depuis deux ans tu partage ton temps entre la France et la République tchèque, actuellement à Prague. Tu montres ton travail en deux lieux, ou plutôt tu le proposes, car la vue n’est pas forcément concernée. (

Amande In : Mes propositions sont parfois à la limite du visible, parfois carrément invisibles mais ça ne veut pas dire qu'il n'y a rien à voir et encore moins que la vue n'est pas concernée!

M.Alocco : D’un côté Amélie… En parallèle, dans le même moment, Eva

Amande In : Mon intervention à l'Institut Français de Prague s'intitule Amélie. Un clin d'oeil ironique à cette icône clichée d'une France lointaine et fantasmée (cf. Amélie Poulain). En parallèle, au même moment, je présente dans une galerie tchèque une exposition personnelle intitulée Eva, là aussi une icône, un canon de la beauté contemporaine dont l'image s'étend au-delà des frontières de son pays d'origine : la République Tchèque (cf. Eva Herzigova). La première est un mythe construit de toutes pièces, la seconde existe vraiment, mais finalement elles habitent les fantasmes, l'imaginaire populaire de la même manière

M.Alocco : Avant, très schématiquement, quelle était ta démarche ?

Amande In : L'aventure commence en 2008, avec une exposition collective, un projet d'Emanuela Nobile Mino, intitulée Love at first SITE, un jeu de mots justement avec l'idée de la rencontre, du coup de foudre mais aussi avec la notion de site (cf. site specific).

Jusque-là, j'avais développé des interventions où l'olfactif faisait partie de l'expérience, c'était une conséquence des matériaux que je choisissais d'utiliser (cf. chewing-gum, mousse à raser, pétales de rose, pâtes de fruits etc.). Cette fois je décidais de pousser l'expérience encore plus loin, de la radicaliser en présentant comme seule et unique "présence" une odeur.

Déjà vu, c'est une espèce d'ultime odeur de la séduction réalisée en mélangeant, à doses égales, tous les parfums masculins et féminins disponibles sur le marché cosmétique au moment de l'exposition. La fragrance est diffusée, en différents points dans l'espace d'exposition, grâce à un dispositif totalement invisible. L'odeur est plutôt discrète, elle procure une sensation telle celle d'une présence qui viendrait de s'évanouir... comme dans la rue croiser quelqu'un qui laisse une effluve parfumée à son passage. Sauf qu'à la visite de l'exposition, le visiteur était, le plus souvent, seul... il respirait l'oeuvre avant même d'être conscient de l'avoir rencontrée !

En 2009, lorsque l'Institut Français m'a sollicité pour faire une intervention dans le cadre de la semaine de la mode et du parfum (orientée luxe et haute couture "made in France") il était évident qu'ils attendaient de moi un travail avec l'olfactif. Présenter Déjà vu dans ce contexte aurait été totalement obsolète car beaucoup trop évident. Je suis revenue vers eux avec une nouvelle œuvre, un zeste ironique, spécialement conçue pour ce contexte. Amélie c'est l'image d'une France idyllique, une France carte postale, dont la saveur se répand jusque dans la rue. J'ai donc diffusé depuis la façade de l'institut Français un parfum de baguettes chaudes, croissants au beurre et pains au chocolat fondant : des valeurs sûres "made in France" ! Encore une fois, ce travail est une odeur mais cette fois, elle est beaucoup plus "agressive". C'est un parfum artificiel, né d'une stratégie marketing de pointe (le marketing olfactif) spécialement conçue pour stimuler l'appétit du consommateur et par conséquent augmenter la fréquentation des enseignes boulangères. Dans ce contexte il propose une expérience décalée, inattendue, un brin nostalgique et trahit une manipulation perceptive résolument contemporaine.

M. Alocco : Eva, que tu annonces avec la pomme croquée verte et la trace des dents et des lèvres… 

Amande In :  La galerie où Eva est supposée apparaître est un espace en rez-de-chaussée, visible 24h/24h depuis la rue. Le travail présenté est composé des petits croisillons utilisés pour la pose du carrelage. Ce sont de petites croix blanches en plastique qui permettent de garder une distance égale entre tous les carreaux installés. Au total il y a 1618 croisillons installés au sol et au mur en suivant les règles de base de la pose d'un carrelage mais aussi de la composition harmonieuse d'un espace... enfin, les fameux carreaux demeurent absents. D'un point de vue formel c'est un travail qui entre en opposition avec le côté glamour que la photo de la pomme croquée laisse supposer. L'apparition d'Eva est de l'ordre du fantasme, de l'attente... d'ici la fin de l'exposition la belle Eva apparaîtra-t-elle ?  En attendant le visiteur est invité à observer cet état de presque vide, cette grille composée de ce motif répété qui n'est pas sans référence au travail de Malevitch.

M. Alocco : Il me semble que ton travail tourne autour des notions de fragilité, d’allusion, d’éphémère, des présences fuyantes…..

Amande In : Un rien m'amuse ! Chaque nouvelle intervention est un challenge, une remise en question de moi-même et de ce que mes interlocuteurs attendent de moi dans un contexte donné. Un bras de fer avec les à priori et aussi un jeu de cache-cache. Comme lors d'une rencontre amoureuse, il me semble impossible de forcer l'autre à voir et à aimer. Je préfère donc attiser le désir par la suggestion. Qu'il s'agisse d'une caresse délicate de l'ensemble de l'espace (cf. Neve) ou d'un revêtement ultra-calorique de quelques 2 600 796 Kilos-joules de pâtes de fruits. Le temps passer à la réalisation n'a pas d'importance, il peut s'étendre à l'infini, à l'épuisement et sans résultat apparent (cf. Haarspalterei), il peut aussi se résumer à un état des lieux où je décide de ne rien faire d'autre que de donner un titre à une situation déjà suffisante pour être considérée comme faisant oeuvre (cf. Searching for the right temperature).

M.Alocco : Il me semble qu’il y a une contradiction entre la culture sous-jacente et ce tout au présent que tu proposes avec des mythes bien superficiels, très fragiles… Eve et la pomme croquée connotent des siècles d’imaginaires… Et sans doute, dans la pensée légendaire, Amélie Poulain existe davantage qu’Audrey Tautou… Du mythe, on pourrait dire que la fiction est sa réalité. Le mythe est une image qui persiste au-delà de la durée de plusieurs vies humaines. Déjà, pour des lycéens, les noms de Marlène Dietrich ou de Claudia Cardinale font bien rarement images. Les odeurs s’effacent. Les icônes s’effritent, les images publicitaires ne sont que de « la poudre aux yeux ». L’odeur du pain aussi est évanescente, mais elle a une persistance d’évocation… Comme s’il y avait du temps perdu, du temps nié…

Amande In : Le temps est une préoccupation récurrente, la résistance des matériaux que j'utilise en dit long sur ma posture. Cette état éphémère ou parfois immatériel de l'œuvre ne me fait pas peur, il témoigne de mon positionnement vis-à-vis de l'époque dans laquelle j'évolue. Ce n'est pas la résistance physique du travail ni son encombrement qui le fera vivre plus longtemps aux yeux des personnes à qui je l'adresse, je préfère me dire que c'est l'expérience qu'il aura donnée à vivre qui lui donne sa force, sa raison d'être, d'être transmis ou de disparaître. Il y a bien assez de matière échangée et certainement pas assez de légèreté, d'immatériel et d'histoire pour voyager ailleurs, au-delà du cadre découpé, analysé, cartographié de notre "réalité". Je crois que nous avons tous besoin de respirer, de changer d'air même pour un moment bref.

Performarts n°7

 Eté 2009

 

(mis sur le site Performarts 2009)

 

 

 

 

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